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Le rêve, le style et la stylisation:

Réflexions sur Spinoza

 

Cet article a été publié en anglais dans Copula 21, 2004. 

Les rêves, ces événements trop humains qui nous font régulièrement croire que des choses qui n'existent pas existent, possèdent une qualité qui les rend différents de la réalité non-rêvée: ils ont un style. Cela il ne faut pas le comprendre comme si le “style” faisait partie de la substance des rêves mêmes, qu'il existerait à l'intérieur des rêves au moment où nous font leur expérience, au moment même où les rêves sont rêvés. C'est plutôt le discours sur le rêve, les rêves tels qu'ils apparaissent quand ils sont racontés ou mémorisés, qui contiennent une quantité qu'on peut reconnaître comme du style.

 

Cela semble au moins s'écouler de la conception et la perception du monde de Spinoza, et de l'opposition de la réalité et du rêve par laquelle le rêve peut être défini comme non-réalité. Le point important est que pour Spinoza le rêve maintient un lien essentiel avec le phénomène de l'imagination. En principe cela veut dire deux choses: d'abord l'imagination ne décrit pas le fait - et ceci la rend différente de la compréhension que nous avons aujourd'hui de ce terme - d'évoquer (représenter) de façon principalement indifférente des images qui sont absentes; loin de là, pour Spinoza le concept de l'imagination se déplace par sa définition même légèrement vers le pathologique, c'est-à-dire vers un état d'esprit dans lequel nous ne sommes pas pleinement capables de distinguer si les choses que nous imaginons sont présentes ou non. Des rêves et des hallucinations deviennent un modèle pour ces états d'esprit parce que "l'imagination est naturellement plus apte à imaginer des choses qui ne sont pas." (TTP I, App. : p. 34) Mais il nous arrive aussi pendant notre réveil d'imaginer "certaines choses les yeux ouverts avec autant de vivacité que si on les avait devant soi." (TTP adn. App.: p. 255) L'imagination crée un monde qui est irrationnel dans le sens que, d'après les standards développés par Spinoza, il n'est pas un monde nécessaire qui aurait été reconnu, mais une construction de l'esprit humain qui se laisse retracer, puisque - théoriquement - cet esprit aurait pu imaginer tout, à rien d'autre qu'à la contingence.

 

La deuxième façon de considérer l'imagination consiste à en faire un mode de discours, c'est-à-dire le considérer non en tant que façon de rêver mais de décrire des choses. Gorgias dit, dans l'Eloge d'Hélène que le discours est "un maître puissant qui, sous les dehors les plus tenus et les plus invisibles, produit les œuvres les plus divines." (Diels-Kranz 82 B 11,8) Sextus Empiricus a expliqué que le discours "ne porte pas sur ce qu'il est; ce que nous communiquons aux autres n'est pas ce qu'il est mais c'est le discours qui est différent de ce sur lequel il porte." (Adversus mathematicus, VII 83-87) Pour Aristote la pensée discursive est incapable de saisir des “premier principes” et est donc essentiellement différent de 'nous', (cf. Weil, p. 88) Bien sûr, à proprement parler pour Spinoza toutes les visions du monde qui ne sont pas dû à une reconnaissance rationnelle mais à l'imagination doivent être comprises comme des descriptions que l'imagination a déformé: celui dont imagination fait voir le monde à travers la vanité, par exemple, va percevoir ou décrire le monde comme un phénomène vain; celui qui est penché vers la haine va imaginer ou décrire le monde comme un phénomène qui comporte de la haine. Mais quoique tous ces affectations comme la vanité, la haine, la jalousie, etc. qui participent à la production des images sont des phénomènes "naturels" (en fait, pour Spinoza elles sont aussi naturelles que le monde lui-même) elles ne produisent pas une conception du monde qui serait basé sur le concept de la nécessité, le seul concept qui pourrait nous mener vers une reconnaissance de la réalité.

 

La deuxième façon d'appréhender l'imagination a trait à une sub-catégorie de la capacité discursive de l'homme: c'est sa capacité de styliser le monde. Les rêves sont des images non existantes qu'on prend pour réelles au moment où elles sont rêvées (Aristote appelle les phénomènes qui apparaissent en rêves des eidolon, des images). Ni leur production ni leur perception n'a de rapport avec la stylisation. Mais cette communication des rêves qui a lieu quand nous sommes éveillés est discursive; et c'est pour cette raison qu'elle demande un arrangement stylistique. En d'autres termes, chaque fois que nous communiquons quelque chose, ou aussi chaque fois que nous nous souvenons d'un rêve, nous le formulons en tant qu'événement stylistique.

 

C'est dans la prophétie que se manifeste très bien la communication d'une réalité rêvée et Spinoza développe ce point de façon exhaustive. Le prophète nous présente des rêves mais leur présentation n'est pas simplement "rêveuse,' c'est-à-dire qu'il ne s'adresse pas a nous sous la forme d'un discours qui manquerait de conscience et qui nous mènerait à une pure et simple confusion de ce qui est réel et de ce qui est non-réel. Le rêve et la réalité, aussi bien que les significations que ces deux phénomènes ont l'un pour l'autre, sont entremêlés; et c'est ici que la notion du style devient important. En fait, c'est à travers le discours du prophète que le rêve va nous atteindre en termes de style.

Henri Laux a analysé dans son livre Imagination et religion chez Spinoza, comment à travers la prophétie le phénomène de l'imagination "[nous] amène à considérer le style de la prophétie et la qualité des représentations." (Laux, p. 39) Aussi ici l'imagination comporte des traits principaux que nous avons cristallisées en haut. Le prophète qui stylise ne croit pas que ce qu'il imagine est vrai: enfin, il ne rêve pas. Mais ses stylisations sont, d’une grande partie, dû à ce genre de contingence qui appartient au rêve et à l’imagination, ils sont dérivés d’une réalité qui est individuelle (locale) et qui n’est pas représentée par la réalité nécessaire, substantielle qui s’appelle la Totalité du monde. Une certaine contingence est donc jointe à un certain concept de la stylisation et “le style varie selon l’éloquence de chaque prophète.” (TTP, p. 53) Les prophéties d’Isaë et de Nahum par exemple, ont un style élégant tandis que Amos, l’homme de la campagne et Ezechiel ont un style plus grossier. (cf. ibid.)

 

Cela veut dire que, malgré la lucidité que l’on voudrait peut-être attribuer au prophète, la stylisation reste une forme d‘imagination dans son sens négatif: elle nie - à travers la contingence même par laquelle elle est déterminé - la compréhension de ces qualités qui seraient capables de nous fournir une certitude du monde. Si le prophète est de bonne humeur, il va prévoir des choses heureuses, un prophète de la campagne verra des vaches et des bœufs, un soldat verra des chefs militaires et des armées et un prophète de ma cour verra le trône et le roi; (TTP Chap. VI “Des miracles,” cf. aussi Alquié p. 27-28)

 

II est toujours certain que la prophétie en tant que produit de la stylisation est supérieur au rêve lui-même, mais on doit examiner sur quelles considérations est basée cette supériorité. Le monde de l’imagination n’est pas présent mais sa présence peut être restaurée. Dans le rêve une telle restauration va probablement être effectuée par une production “abondante” des images, une “surproduction” qui va nous rendre enclin d” accepter le rêve en tant que réalité. Étant réveillé, par contre, une simple surproduction d’images (ou même une extrême intensification de la clarté des images que nous percevons pendant que nous taisons des expériences dans le monde réel) ne va probablement pas nous convaincre autant. Ce que nous demanderons est un lien structurel ou une aide expliquante qui - établira un ordre qui est logiquement consistant entre les images. Bien sûr que cet ordre doit être établi par une raison (ou au moins par une pseudo raison, comme il peut arriver, par exemple, dans le cas de la rhétorique). L’ordre logique qu’une telle instance raisonnable peut fournir peut aussi être appelle du style. Par rapport aux rêves mentionnés ci-dessus, ce style est installé par le prophète.

 

Néanmoins il reste vrai que le prophète stylisant ne fait qu’ imaginer et qu’il ne reconnaîtra pas la réalité. Mais parce qu’il est une personne “réelle” et non un attribut du rêve même, son discours aura plus d’autorité que le rêve. La stylisation du prophète fonctionne d ‘ après les critères qui sont utiles en eux-mêmes : premièrement il n’utilisera pas n’importe quelle image du rêve mais seulement celles dont il se souvient et qui étaient donc plutôt claires que non-claires. Sextus Empiricus a dit que “le discours naît par suite des choses qui nous frappent du dehors, à savoir des choses sensibles.” (Advers. math. VII, 85) Mais la formation du discours du prophète n’est pas simplement dû à la contingence: la présélection d’images est probablement basé sur le critère de la clarté. Pour cette raison la version stylisée du rêve est plus claire que le rêve lui-même. Henri Laux a dit sur la clarté du style du prophète; “Ce n’est qu’à partir du moment où l’image devient suffisamment claire pour être comprise et communiquée, que la prophétie se constitue en représentation, appréciable selon une esthétique commune du style.” (Laux, p. 40)  

Un deuxième point important qui contribue à la qualité de la narration stylisée du prophète, est que le prophète parle, qu’il utilise des vrai mots, pendant que le monde du rêve a un caractère essentiellement silencieux (même si ce silence représente, dans la mesure où il caractérise une absence de parole ou au moins d’un certain genre de parole, un phénomène complexe dans le rêve). Le discours (logos), comme l’a dit déjà Aristote, “est un son vocal qui a une signification conventionnelle. “ (De interpretatione 4, 16b, 28).

 

Pour Spinoza le fait que le rêve est silencieux représente un désavantage: il critique que dans le rêve la communication a lieu “non par des paroles réelles et une voix vraie” ( TTP, p 36) mais qu’il se déploie à travers des images. Dans la prophétie, par contre, les choses ne sont pas ainsi. Ici c’est apparemment la raison qui établira un ordre à l’intérieur une accumulation chaotique d’éléments; et cette raison apparaît sous forme de la voix du prophète. Toutes les objets de l’imagination sont, comme l’a dit Léon Brunschvicg, “des peintures muettes; elles sont donc des produits a morts, incapables de rien engendrer à leur tour.” (Brunschvicg, p. 60) Un rêve sans prophète qui parle est donc comme un objet mort.

 

On pourrait dire que la qualité la plus frappante de ces pensées est qu’elles réduisent le style du discours prophétique à une logique du rêve qui sera introduite dans le rêve, pour ainsi dire, après, par une stylisation rétrospective. Mais la possibilité que le rêve lui-même - comme la réalité elle-même - pourrait avoir son propre style n’est pas pris en considération. Si l’on examine des “affirmations par rapport au phénomène du style qui s’écoulent – au moins indirectement - de la constellation rêve-prophétie-réalité tel qu’elle apparaît dans le Tractatus theologico politicus on peut dire: pour Spinoza le rêve est sans style ce qui veut dire en premier lieu qu’il n’a pas une structure logique dans son intérieur. La réalité, par contre, possède une structure absolue, nécessaire qui nie, par le caractère absolu qu’elle reçoit par cette nécessité, toute compatibilité avec des structures du style. L’existence d’une qualité qui s’appelle du style, nous pouvons la supposer uniquement à l’intérieure d’un domaine intermédiaire entre rêve et réalité. Pour Spinoza la prophétie est l’activité qui révèle de cette région. Mais le style est ici le produit d’un effet stylisant et reste ainsi inférieur à la réalité. On ne considère pas la possibilité que la réalité puisse avoir son propre style qui n’est pas une réalité stylisée mais qui pourrait être une totalité stylistique. A l’idée spinoziste du rêve nous voudrions donc opposer l’idée que la réalité comme le rêve peuvent avoir leur propre style “non-stylisé” et en cela se ressemblent.

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Pour Spinoza le style est le produit d’un effet stylisant qu’exerce la réalité sur le rêve au moment même où les deux sont confrontés à l’intérieur d’un acte de la prophétie. Cet “effet de réalité” est établi par rien d’autre que par la raison: quoique divers éléments contingents du rêve peuvent être “intense” (ils peuvent posséder, par exemple, une forte présence visuelle), ce qui importe est surtout une chose: le discours doit avoir une structure nécessaire, Une critique de la séparation spinoziste du délire rêveur et de la clarté-réalité peut être développée sur le fond d’une relativisation systématique des concepts de la contingence et de la nécessité. L’étude présente montrera qu’une telle relativisation n’est pas du tout dirigée contre la philosophie de Spinoza dans son ensemble mais seulement contre certaines présuppositions qui apparaissent au premier plan de quelques unes de ses remarques. En d’autre termes, notre analyse n’a pas comme but d’aller dans la direction d’une critique leibniziénne qui insisterait sur le fait que “les pensées les plus abstraites ont besoin de quelque imagination.” Il s’agit plutôt d ‘ une discussion du phénomène du style en tant que représentatif d’une réunification paradoxale de ce qui est formel êtres non-formel à la fois, et sa présentation comme une idée spinoziste d’un Universel ou d’une substance unique. Le point important est que cet Universel n’est pas, malgré son caractère idéal, statique et cela sera aussi discuté.

 

Spinoza rejette le rêve et l’imagination comme “irréels” parce que leur existence serait fondée sur la contingence tandis que seule la réalité peut revendiquer le statut d’un être nécessaire. L’introduction Spinoza d’une “sphère intermédiaire”, celle du style, qui réconcilierait les deux extrêmes (et qui sera finalement rejetée aussi) ouvre des perspectives intéressantes: les frontières entre le contingent et le nécessaire apparaissent plus floues que l’on n’a pu le supposer jusqu’à maintenant; ils se rencontrent quelque part l’intérieur d’un domaine que nous pouvons définir comme le style. Dans cet article, nous explorerons ce domaine afin d’approfondir la notion du style.  

Le style pourrait être quelque chose comme une voix (en fait, pour Spinoza il est la voix stylisante du prophète). La voix n’est pas puissante parce qu’elle est bruyante mais parce qu’elle représente un véhicule pour la raison. En résidant entre deux domaines, le style peut être défini de deux manières en tant que qualité positive: premièrement le style n’est pas un attribut des expériences vagues et contingentes que nous faisons dans la réalité; deuxièmement il n’est pas le produit d’une imagination contingente que nous voyons à l’oeuvre, par exemple, dans le rêve. De cette façon le style dérive un plus de deux minus: le style peut être ni expérimenté ni imaginé et de cette façon il a quelque chose en commun avec la Totalité substantielle dont Spinoza veut qu’elle soit la réalité. Cette conclusion est peut-être étonnante ou apparaît même absurde mais elle peut s’avérer comme consistant si nous supposons qu’ aussi la réalité elle-même n’est pas purement contingente mais déterminée par une structure stylistique. Cela devient plus raisonnable si nous supposons que le rêve est dominé par une structure similaire.

 

Il restera vrai que l’imagination est incapable de penser (reconnaître) la réalité comme une Totalité mais qu’il en transformera une partie (une partie qui fut choisie arbitrairement) en un rêve qui est même plus contingent. Il est aussi vrai que la pensée est capable de reconnaître la réalité comme une Totalité et qu’elle ne tente jamais, par sa nature, de la décrire en tant que rêve qui est imaginé. Mais, seulement parce que l’imagination ne peut pas reconnaître ou penser le monde comme totalité, cela ne veut pas dire que chaque rêve doit être le produit d’une imagination et qu’il sera pour cela même contingent. Il n’implique même pas que le rêve soit un produit de l’imagination du tout.

 

Cet argument marche en parallèle avec le phénomène de la pensée. Seulement parce que la pensée peut reconnaître la réalité comme une totalité raisonnable, cela ne veut pas dire que chaque réalité soit basée sur des structures raisonnables. En d’autres termes, si la pensée est utilisée par rapport au rêve et l’imagination par rapport à la réalité, le résultat de ces procédures ne nous mènera pas nécessairement dans un cul-de-sac intellectuel. Au contraire, ce qui peut être reconnu est une structure stylistique dans le rêve aussi bien que dans la réalité. Cela veut dire que, tout en étant conscients du rejet spinoziste du rêve a cause de son incapacité à reconnaître la Totalité, vu nos réflexions précédentes nous sommes tentés de nous demander si la structure stylistique qui a été développée plus haut ne pourrait pas constituer une sorte de Totalité compréhensive, indivisée aussi bien que nécessaire.

 

Le rationalisme de Spinoza est, par sa nature, incapable d’accepter l’expérience comme une catégorie qui pourrait fournir de la connaissance. L’expérience en soi est rejetée parce qu’elle est imagination et contingence: “L’essence de l’homme n’implique pas l’existence nécessaire. C’est-à-dire qu’il peut aussi bien se trouver, par l’ordre de la Nature (ex natura ordine) que tel homme existe ou bien n’existe pas.” (Ethique II Ax. I. A). C’est ici que nous voudrions introduire l’idée du style. Si, en dessous de la sphère de la raison et de la déduction nous trouvons une sphère de suppositions, de souvenirs, de rêves et d’éléments l’imagination, il faut dire que le style n’appartient pas à cette deuxième sphère mais plutôt à la première: le style ne peut pas être imaginé, supposé ou rêvé pour la simple raison qu’il n’est pas une qualité individuelle (il n’est pas un attribut qui peut être acquis). Le style doit, s’il veut vraiment être, transgresser la catégorie de l’existence qui est le produit de l’expérience. En d’autres termes, le style doit être intériorisé de façon si générale qu’il n’existe pas comme attribut individuel mais comme une qualité nécessaire. Ainsi il s’approche de la connaissance rationnelle: il est un sujet pour la raison mathématique et non pour la science empirique.

 

SPINOZA ET DESCARTES

Pour Spinoza rêve et réalité sont strictement séparés; établir un quelconque rapport entre les deux serait pour lui inconcevable. Malgré cela nous voudrions attirer l’attention sur certains traits caractéristiques des idées spinozistes du rêve, de la réalité de l’imagination et de la connaissance en les comparant avec celles de Descartes. Cela montrera que le rapprochement de rêve réalité est aussi impensable pour Descartes que pour Spinoza, mais pour d’autres raisons. Le rationalisme absolu de Spinoza est certainement, malgré les parallèles qui existent par rapport au concept de rêve entre les deux philosophes, incompatible avec le scepticisme méthodologique de Descartes, mais rappelle plutôt des tendances Néo-Platoniciennes qui étaient courantes à l’époque de la Renaissance.

 

Aussi pour Descartes le rêve est une affaire de l’imagination et la décision si nous imaginons ou percevons, cela veut dire si nous rêvons ou si nous sommes réveillés, ne peut pas être fait sur le fond d’une considération de la clarté des images avec lesquelles notre esprit est confronté. En d’autres termes, les images du rêve peuvent être claires et intenses comme celles de la réalité:

 

II me semble bien à présent que ce n’est pas point avec des yeux endormis que je regarde ce papier; que cette tête que je remue n’est point assoupie; que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main, et que je la sens: ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné; et mon étonnement est te qu’il est presque capable de me persuader que je dors. (Méditation 1, Ed. Flammarion 1979, p. 60)

Nous ne nous méfions pas des images parce qu’elles fournissent des informations non-claires sur la réalité, mais parce qu’elles sont des images et non des choses: “Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures qui ne peuvent être formées qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable...” (ibid) II n’y a pas de différence qualitative (imaginative) entre des images du rêve et les images du monde réel. Il n’y a. pas de différence de logique non plus (c’est cela qui rend Descartes différent de Spinoza). Le vrai but de Descartes n’est pas de refuser des images mais de vérifier la certitude que peuvent nous fournir des choses.

 

L’acte d’imaginer de Descartes est différent de celui de Spinoza. Comme l’a remarqué Henri Gouthier, “‘imaginer’ renvoie non à l’imagination mais à l’entendement qui fait surgir des possibles et construit des suppositions.” (Gouthier, p. 27) Ce n’est pas l’imagination de quelque chose (dans le sens dans lequel Spinoza dit que notre imagination nous mènerait à croire que quelque chose qui n’existe pas existerait) à laquelle pense Descartes, mais la construction des images dont l’existence est basée sur des probabilités et non sur des certitudes. Si l’image est une supposition ou si elle représente une certitude peut être vérifié par une doute méthodologique. En d’autre termes, il nous faut l’induction et non (comme pour Spinoza) l’intuition rationnelle: comment est-ce que je sais si cette image (qui peut représenter ma vie entière) est un rêve ou non?

 

Pour le rationalisme de Spinoza par contre, la connaissance du réel, une fois acquise, ne demande même plus à être vérifiée; la réalité est une idée vraie et elle contient une certitude en elle même. La certitude sur la réalité advient au moment où nous savons que notre pensée embrasse toute la réalité (en tant qu’entité) et non seulement, par une réduction imaginaire, une partie (ou la totalité en tant que composée de différents parties). Ni Descartes ni Spinoza sont des sceptiques. Descartes procède par une doute méthodologique vers un point qui lui permet de décider si nous rêvons ou si nous sommes réveillés. Spinoza annonce que l’imagination en soi serait une victime d’une erreur intellectuelle généralisée, mais il ne suggère pas que toute perception fonctionnerait à travers l’imagination. Ce que quelques gens considèrent être la réalité pourrait être l’équivalent d’un rêve; mais cela ne veut pas dire que le rêve et la réalité en soi ne peuvent pas être distingués.

 

Le scepticisme de Descartes est conscient du danger que l’empirisme aussi bien que tout penser qui ne se vérifie pas constamment à travers une doute auto-critique va finir par prendre la contingence pour la réalité. Penser est une chose et l’action une autre. Le fait que nous pensons presque toujours tout en effectuant des actions nous confronte avec le danger de considérer comme naturel ce qui est seulement possible. En ce sens Descartes se rapproche de Spinoza. Cela est aussi la raison pour laquelle Descartes et Spinoza ne s ‘ intéressent pas à, ou ne sont même pas conscients du “style du rêve.” C’est dans le rêve que nos désirs contingents sont multipliés sans que nous puissions reconnaître, dans ces désirs, une Totalité universelle, systématique: les désirs ne sont tout simplement pas réels dans le sens où ils sont non-naturels. D’une certaine façon le rêve est conçu ici comme un Wunschtraum, comme une rêverie qui est inspirée par trop de désirs temporaires à la fois, et dans laquelle le rêveur joue avec beaucoup de possibilités sans que nous puissions relier des éléments de la rêverie à la totalité d’un conatus.   

STYLE ET HABITUDE

On comprend mal l’idée d’une réalité stylistique telle qu’elle a été présentée dans le contexte présent, en créant une équivalence entre le style et l’habitude. Nous utilisons ici une fois de plus une idée spinoziste pour développer un certain concept de style. Il y a, en fait, peu de notions aussi vidées de sens que celle d’une “habitude stylistique” ou d’un “style habituel.” Ou quelque chose est une habitude ou c’est un style. Spinoza ne montre, malgré son rationalisme, aucune ambition de simplifier le monde en déclarant que le domaine de l’expérience serait analogue à l’imagination, à la contingence et à l’irrationalité (cf. J.-M. Moreau, p. 3-4). La résistance à la simplification consiste en ceci que par delà la façon empirique-individuelle et par delà la façon purement générale de voir l’expérience, il y a aussi la façon dynamique-universelle (spinoziste). La façon individuelle de voir l’expérience a tendance à décrire les actions humaines en tant qu’habitudes; la façon générale les décrit en tant que règles. Il reste à proposer une troisième façon qui pourrait être contenu dans une description du monde en termes de style.

 

Pour Spinoza nos habitudes sont probablement celles de la vanité, de la jalousie, etc. et, cela est clair, elles se développent à l’intérieur du monde de l’expérience. Mais c’est aussi l’expérience même qui est capable de nous informer sur le caractère imaginaire de nos habitudes. De là vient la phrase célèbre de Spinoza que “quand l’expérience m’a appris que tout ce qui arrive par habitude dans la vie quotidienne est vain et futile...” Notre imagination est aussi déterminée par nos habitudes et seulement une confrontation avec la réalité non-imaginée est capable de nous réveiller de ce rêve: “Ainsi chacun tombe d’une pensée dans une autre selon que l’habitude a ordonné dans son corps les images des choses” (Ethique II, Prop. 18 Scol. Gebh. II, p. 107) On pourrait dire que la mémoire-habitude bergsonienne adopte ici un caractère négatif parce qu’elle apparaît comme non-libre et déterminée par une irrationalité qui s’appelle habitude. Notre morale aussi bien que notre esthétique ne peut être déterminée par rien d’autre que par nos habitudes: ce que nous appelons juste ou beau n’est pas juste ou beau en soi mais c’est notre habitude qui a déterminé notre imagination d’une certaine façon.

 

Mais si nous pensons qu’une négation de nos habitudes pourrait nous conduire directement vers un état “libéré de toutes habitudes,” là nous sommes encore une fois des victimes de cette l’imagination même que nous voulons nier. Victor Delbos a écrit très justement que “puisque (...) le libre arbitre n’est qu’une illusion, la plus trompeuse de toutes, nous ne saurions plus longtemps admettre que les mouvements de notre corps soient librement produits.” (Delbos, p. 87) II devient clair à ce point que le style peut apparaître comme l’opposé direct de l’habitude: la vie du style n’est pas commandé, morceau par morceau, par notre mémoire: en fait, le style ne peut même pas être mémorisé, il est inutile de “chercher du style” quelque part dans un réservoir qui serait enterré profondément dans notre mémoire-habitude.

 

L’homme devrait “simplement s’assimiler à Dieu;” et il paraît que l’homme du style va dans cette direction. Comme le Dieu spinoziste qui est seulement une substance, l’homme du style a surmonté les distinctions entre essence et expérience: ses actions confirment, par leur spontanéité même, son Être en tant que ce qu’il est et non en tant que ce qu’il a l’habitude d’être ou en tant que ce qu’il voudrait plutôt éviter d’être. Le style n’est pas une expérience mais une réalité. Le style est clair mais il doit toujours être, comme disait déjà Aristote, “clair sans être vulgaire.” Dans le monde de l’expérience nous sommes confrontés avec la contingence quoique, ou peut-être juste parce que nous cherchons constamment des lois nécessaires. C’est ceci qui a fait dire Boutroux que même des lois de la physique ne sont dues à rien d’autre qu’à la contingence. Cette idée est assez spinoziste aussi parce que Boutroux confirme que la seule loi essentielle dans ce monde est que “rien ne se perd, rien ne se crée.” (Boutroux, p. 87)

Ce qui est vrai pour les habitudes est aussi vrai pour les désirs. Les habitudes ne sont que des désirs formalisés et c’est pour cela qu’elles sont si dangereuses. Même quand nous croyons d’avoir sublimé un désir afin de le transformer en habitude (qui va laisser apparaître le désir - de façon erronée - comme une nécessité), nous n’aurons pas supprimé le désir contingent mais seulement détourné.

 

A l’intérieur d’une action stylistique par contre, le désir contingent que nous ressentons dans l’expérience comme un “moteur” sera devenu un désir pour le “nécessaire,” cela veut dire il apparaîtra comme une acceptation de quelque chose qui est absolument essentiel. Parfois ceci apparaît comme un “Ausstehen” philosophique heideggérien des vicissitudes de la vie: mais à la fin ceci aussi est peut-être uniquement une affaire de style. Le style apparaît au moment où l’essence de l’homme et le système des actions auquel il obéit ne peuvent plus être distingués. Le conatus est la “volonté” et le “désir” et, c’est seulement quand le conatus rejoint la Totalité d’un monde, qu’il est capable d’être vraiment les deux: nous ne désirons pas des choses parce qu’elles sont bonnes mais ils apparaissent bonnes parce que nous les désirons. Cela veut dire que nous allons désirer des choses qui sont bonnes seulement quand nous avons un certain style; subitement et de façon paradoxale une certaine tension entre la contingence et la nécessité disparaît.

 

En ce sens aussi Spinoza a, après avoir relativisé le dualisme aristotélicien de la force créant et de la force créative, déconstruit un autre dualisme aristotélicien. Tandis que pour Aristote la “coïncidence” est en premier lieu une affaire de pouvoir religieux et en deuxième lieu une affaire de vie pratique (c’est-à-dire une affaire de la phronésis}, à l’intérieur du concept Spinoza de la réalité le domaine religieux (métaphysique) et le domaine pratique qui peuvent tous les deux contenir de la contingence apparaissent comme unifié. Le fait de parler du “style” des actions qui ont lieu à l’intérieur de cette réalité (contrairement aux “habitudes” qui sont “politiques,” “sociales” ou tout simplement “aristotéliciennes”) représente une façon de saisir la philosophie de Spinoza.

 

CONCLUSION

Nous voudrions revenir une dernière fois, sur le rapprochement de la réalité et du rêve, rapprochement que Spinoza n’effectue pas mais que nous avons envisagés comme une perspective intéressante dans le cadre de nos réflexions sur le style. Par l’affirmation de l’unité du désir individuel et de la règle générale, la réalité peut apparaître comme un rêve. La spontanéité des action qui sont expliquées par rien d’autre que par elles-mêmes les laisse apparaître comme des nécessités. Cette spontanéité rappelle ces actions qui ont lieu dans le rêve. Comme dans le rêve il y a une intentionnalité qui semble se superposer à un désir global. Encore plus, 1’“impression” ne semble pas être uniquement une affaire d’esthétique et même pas de logique mais d’éthique: l’action spontanée apparaît sous forme de 1 ‘ honnêteté du rêve qui ne laisse de l’espace pour rien d’autre que pour lui-même. Toutes les “rêveries” (qui pourraient être inspirées par la vanité, la haine ou la jalousie) sont obligées de se fondre avec la totalité du rêve, sinon elles risqueraient de révéler leur caractère entièrement ridicule.

 

En d’autres termes, dans le rêve il n’y a pas de place pour l’imagination de quelque chose de particulier: le rêve s’imagine lui-même et son discours est donc unifié et total. Pour la même raison il n’y pas de place pour des stylisations individuelles dans le rêve: le rêve a un style (ou tout simplement est son style) qui parle avec honnêteté; et si jamais il y a quelque chose qui reste caché, cela n’a pas été caché par le rêveur mais seulement par - ou mieux à travers - le rêve lui-même.

 

 

Thorsten Botz-Bornstein 

BIBLIOGRAPHY

 

ALQUIE, Ferdinand. Le Rationalisme de Spinoza (Paris: Presses Universitaires France, 1981)

 

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ZAC, Sylvain. Philosophie, théologie, politique dans 1’oeuvre de Spinoza (Paris: Vrin, 1979)

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